LE SILENCE APPARENT DE DIEU FACE À LA SOUFFRANCE HUMAINE

INTRODUCTION

De nos jours, plusieurs esprits de nos contemporains butent sur la question de la souffrance humaine et du Dieu apparemment silencieux au cœur du drame. Il s’agit d’une question qui hante beaucoup l’esprit de tant de croyants et qui donnent davantage aux incroyants des raisons de ne pas croire. Dans cette situation, certains savent attendre en silence le salut de Dieu et acceptent que sa volonté s’accomplisse entièrement dans leur vie, les autres cherchent à comprendre pourquoi le Seigneur l’a voulu ainsi et les autres considèrent qu’il doit se justifier devant eux à cause des tourments horribles dont ils souffrent. Par ailleurs, il y a aussi ceux qui nient la providence de Dieu et même son existence. Comment répondre à ce problème? Comment aider les hommes à mieux comprendre le silence de Dieu face aux maladies affreuses, à la pauvreté, au chômage, à l’insécurité politique, économique et sociale, à la violence, à la haine, aux guerres, aux massacres, aux tortures, à la barbarie, à l’exil , aux injustices, aux calamités, aux épidémies, aux peines et à la solitude des derniers instants de l’existence humaine sur cette terre ainsi qu’à la mort en face de laquelle l’énigme de la misérable condition humaine atteint son sommet redoutable? Si Dieu bon et tout-puissant prend soin de toutes ses créatures, pourquoi tous ces maux dont les hommes souffrent depuis des millénaires existent-ils?

Compte tenu de graves conséquences existentielles que ces questions entraînent aujourd’hui dans la vie de nombreuses personnes humaines, cet article se prétend donc contribuer à élucider quelques réponses idoines inspirées de la doctrine de l’Eglise Catholique. Nous allons faire, dans la première partie, une distinction entre le mal métaphysique, le mal physique et le mal moral en vue de disculper Dieu du mal qui se rencontre dans le monde. Dans la deuxième section nous élucidons pourquoi Dieu est capable de rester apparemment silencieux face aux événements douloureux et aux gémissements ineffables de ses enfants en vue de mieux esquisser, dans la troisième, les meilleures attitudes ad hoc.

1. LES TROIS TYPES DES MAUX

Gottfried Wilhelm Leibniz distingue trois types du mal: le mal métaphysique, le mal physique et le mal moral 1 . Le premier est la racine des deux autres en ce sens que s’il n’y avait pas de mal métaphysique, il n’y aurait ni mal physique ni mal moral. Le mal métaphysique n’est autre que l’imperfection naturelle des créatures c’est-à-dire leurs limites. Or, toute créature est limitée et finie, car si elle était infinie et illimitée, elle ne serait plus une créature, mais il serait plutôt Dieu. À ce sujet, le philosophe moderne Spinoza écrit que, de même qu’il serait absurde que le cercle se plaignît du fait que Dieu ne lui a pas donné les propriétés de la sphère, personne ne peut en effet reprocher à Dieu de lui avoir donné une nature faible ou une âme impuissante. 2

Selon sa puissance infinie, «Dieu peut toujours faire mieux ; car il peut donner aux choses qu'il a créées un mode d’être plus parfait en ce qui concerne leurs attributs accidentels, sinon quant à leurs attributs essentiels» 3 . Cependant dans sa sagesse et sa bonté infinies, Dieu a voulu librement créer un monde «en état de cheminement» vers sa perfection ultime. 4

Ce devenir comporte, dans le dessein de Dieu, avec l’apparition de certains êtres, la disparition d’autres, avec le plus parfait aussi le moins imparfait, avec les constructions de la nature aussi les destructions. 5 En effet, ces destructions de la nature et ladite disparition de certains êtres constituent une privation de certains biens physiques d’où viennent les maux physiques dont l’humanité est dans certains cas responsable. Le mal physique est donc la privation d’un bien physique qui s’exprime par la douleur, la souffrance et la mort dans la vie de toutes les créatures sensibles aussi longtemps que la création n’a pas atteint sa perfection.

De leur part, les anges et les hommes, créatures intelligentes et libres doivent se perfectionner en cheminant vers leur destinée ultime par choix libre et amour de préférence 6 . Mais à cause des dérèglements de leurs désirs, ils peuvent se dévoyer et pécher. C’est ainsi quei le mal moral est entré dans le monde 7 . Le mal moral consiste donc dans le péché et provient d’une liberté déficiente. Le mal moral est aussi appelé le mal de coulpe 8 , il n’est jamais en Dieu objet d’une volonté productive mais quelque fois seulement d’une volonté permissive. Ce mal consiste à ne pas être vertueux. Dieu le permet cependant, respectant la liberté de sa créature, et mystérieusement, il sait en tirer le bien. 9

Dieu tout-puissant […], dans son extrême bonté, ne pourrait jamais tolérer dans son œuvre l’existence d’un mal quelconque, s’il n’était en même temps assez puissant et assez bon pour faire sortir le bien du mal lui-même. 10

La valeur permanente de cette assertion de saint Augustin d’Hippone se confirme non seulement pour ce qui est relatif au mal moral mais aussi et surtout pour ce qui concerne tous les autres maux dont souffrent les hommes. Dans ce monde de souffrance «Dieu s’investit lui- même, afin de convertir –en l’homme et par l’homme–, cette souffrance au moyen de l’amour, et de l’abolir aujourd’hui partiellement, à terme totalement» 11 .

2. LES RAISONS DU SILENCE APPARENT DE DIEU AU CŒUR DE LA SOUFFRANCE HUMAINE

Dans la vie de nombreux croyants, la prière non exaucée est un drame pour les souffrants et une épreuve de la foi. De ce fait, certains peuvent tomber dans l’incroyance, les autres dans le désespoir en pensant que Dieu les a abandonnés. Les autres risquent de se révolter en se lamentant que Dieu ne se soucie plus d’eux. Mais lorsque l’homme a une confiance invincible en Dieu, il affronte et assume cette épreuve avec une ferme certitude que Dieu veuille toujours et partout sur lui. Dieu est bon, et comme il agit toujours par bonté, il ne saurait rien faire qui ne soit bon. 12 Son silence constitue bel et bien son essence et sa manière de manifester sa bonté miséricordieuse envers les souffrants comme nous allons le voir.

1.1 Le silence de Dieu, une expression de sa proximité compatissante

De par sa nature, l’homme vit une certaine incapacité foncière de percevoir le langage divin, la lumière de Dieu et la parole jaillissant de la sagesse souveraine. Ce phénomène rend parfois impossible la rencontre consciente de Dieu et de l’homme car les sens se révèlent souvent incapables de recevoir sur-le-champ le message divin. 13 Lorsque cela se passe au milieu des épreuves, le problème est de s’assurer si Dieu s’intéresse à l’homme. Est-ce que Dieu apparemment silencieux au cœur du drame humain, se soucie-t-il aux agonisants écrasés de souffrances? La gloire de Dieu est l’homme vivant 14 car ce ne sont pas les morts qui louent Yahvé (Cfr Ps 115 [113 B], 17). Avec cette affirmation qui ravive l’espérance et la rédemption de l’humanité la confession biblique renverse le dogme fondamental de la critique religieuse moderne: Dieu n’est pas mort, il est un Dieu vivant. 15

Ainsi, l’on peut s’appuyer sur une série de textes sacrés de l’Ancien Testament et sur la théologie du Nouveau Testament qui montrent que Dieu souffre par et avec l’homme. Dieu est compatissant, ému dans ses entrailles devant la misère de son peuple (Jr 31, 20; Cfr Jr 4, 19; Is 16, 11). Ainsi nous voyons que la croyance en un Dieu qui partage la souffrance des hommes est très familière à l’expérience religieuse juive. Les versets bibliques « Je suis près de lui dans la détresse» (Ps 91 [90], 15) et «Je suis haut et saint dans ma demeure, mais je suis avec l’homme humilié et désemparé, pour ranimer les esprits désemparés, pour ranimer les cœurs humiliés» (Is 57, 15) sont des citations classiques qui éclairent la notion de la compassion divine. En effet, le «Dieu de la révélation biblique souffre avec ceux qui souffrent et demeure en chacun d’eux, pour partager leur sort et les conduire vers une vie sans limite» 16 . Cette révélation d’un Dieu compatissant trouve en Jésus-Christ sa pleine réalisation (Cfr Jn 3, 16).

L’un des exemples remarquables est l’épisode de la résurrection de Lazare (Jn 11). Jésus extériorise sa compassion envers la famille de Lazare qu’il aimait profondément jusqu’à pleurer devant son sépulcre. En réalité, cet épisode devrait nous apprendre à avoir la ferme conviction d’être, en permanence, intimement uni à Dieu dans toutes les réalités de notre existence comme Jésus-Christ qui nous témoigne son union avec son Père: «je ne suis pas seul: le Père est avec moi» (Jn 16, 32). Or Jésus-Christ révèle l’homme. 17 Cette conviction devrait être partagée par chaque personne humaine. L’homme n’est jamais seul dans l’épreuve, parce qu’il jouit de la présence et du réconfort compatissant du Père. Comme le bon samaritain Dieu a la compassion pour nous 18 et «aucun être humain n’est frappé par la souffrance sans que Dieu le soit en lui, avant lui, et pour lui» 19 . Dieu nous est silencieusement proche et partage notre souffrance. La non-reconnaissance est une expérience particulière, celle d’une présence qui est ressentie comme son contraire. 20 Sans doute, c’est l’expérience de l’homme contemporain qui se plaint souvent de l’absence ou du silence de Dieu spécialement dans les temps d’épreuve. 21 Mais il peut tôt ou tard s’éveiller de son sommeil et s’exclamer a posteriori comme Jacob en ces termes: «En vérité, Yahvé est en ce lieu et je ne le savais pas» (Gn 28, 16).

1.2 Le silence de Dieu, un silence d’amour et de miséricorde

Le chant du serviteur souffrant dont parle le prophète Isaïe nous témoigne combien les persécutions qu’endure cet homme de foi avec une grande patience le font percevoir la bienveillance de Dieu envers lui d’où l’espérance que le salut lui est si proche: «J’ai tendu le dos à ceux qui me frappaient, et les joues à ceux qui m’arrachaient la barbe, je n’ai pas soustrait ma face aux outrages et aux crachats. Le Seigneur Yahvé va me venir en aide, c’est pourquoi je ne me suis pas laissé abattre, c’est pourquoi j’ai rendu mon visage dur comme la pierre, et je sais que je ne serai pas confondu. Il est proche, celui qui me justifie» (Is 50, 6-8a). En effet, de même que Dieu réconforte silencieusement ce serviteur «frappé pour le crime de son peuple» (Is 53, 8), il ne peut jamais abandonner ses autres enfants qui souffrent dans la force de l’âge. Mais il les accompagne, il les protège et souffre avec nous par ce fait même qu’il est avant nous touché par nos plaintes douloureuses. En réalité, il est vrai qu’une mère en pleine bonne santé peut vivre l’agonie de son enfant malade plus douloureusement que l’enfant lui-même, seulement en raison de son amour maternel. 22 Mais une mère ne peut jamais être plus miséricordieuse et compatissante que Dieu. D’ailleurs, le Seigneur lui-même nous assure que même si les mères oublieraient leurs enfants, Lui, il ne nous oubliera jamais (Cfr Is 49, 15-17).

Avec une tendresse de Père: Dieu ne réussit pas à ne pas nous aimer, il ne réussit pas à se détacher de nous. 23 Son silence à l’égard de nos souffrances n’est qu’apparent. Ce n’est pas un silence de passivité car Dieu ne peut pas ne pas agir. En lui l’être et l’agir sont identiques. Ce n’est pas aussi un silence d’indifférence, d’abandon, mais plutôt d’amour, de compassion, et de miséricorde. Bien plus, c’est dans son silence qu’il nous apporte le salut. Le Christ notre sauveur miséricordieux s’est fait chair et est né dans une nuit paisible et silencieuse. C’est dans le silence qu’il a vaincu la mort en face de laquelle la souffrance humaine atteint son sommet funeste. Il nous a merveilleusement ouvert les portes du ciel dans le silence, et c’est dans le silence du ciel qu’il nous attend dans cette vie éternelle où nous ne rencontrerons plus d’épreuve, plus de douleur, plus de souffrance car il s’agit bel et bien du repos dans la paix. De notre part, en ce temps où nous habitons encore cette terre, déchargeons-nous toutes nos inquiétudes sur Lui parce qu’il s’occupe de nous (Cfr 1P 5, 7), mais n’oublions pas qu’«Il est bon d’attendre en silence le salut de Yahvé» (Lm 3, 26) et profitons de ce silence pour compléter dans notre chair ce qui manque aux tribulations de Jésus Christ.

1.3 Le silence de Dieu, une opportunité d’achever ce qui manque aux souffrances du Christ

Jésus-Christ, pour la rançon de nos péchés et pour notre salut, a souffert tout ce qu’il devrait souffrir en tant que la tête de l’Église, mais restent encore les souffrances du Christ dans son corps. 24 Autrement dit, le Christ, la tête de l’Église dont nous sommes les membres, nous a précédé dans les détours de la souffrance même la plus horrible et il nous reste de marcher à la suite. De ce fait, tous les hommes tourmentés par les diverses souffrances marchent d’une certaine façon à la suite du Christ souffrant pour notre salut. En vérité, il ne s’agit pas d’accepter les exigences cruelles de la volonté divine mais de se mettre à la suite de Jésus-Christ qui appelle ceux qui croient en lui à s’engager sur sa voie et prendre le même chemin de douleur. 25 Ainsi donc existe-t-il […] une forme de souffrance assumée par le croyant qui se met à la suite du Christ. 26 Lorsque Dieu garde apparemment silence à l’égard de cette forme de souffrance, c’est une opportunité pour les hommes de compléter dans leur chair ce qui manque aux souffrances du Christ la tête de son corps mystique qui est l’Église dont nous sommes les membres (Cfr Col 1, 24).

«Compléter» signifie «amener l’action du Christ à sa perfection par le fait que ses disciples la font produire tout son effet en eux-mêmes et la font leur» 27 . Quant à l’expression «ce qui manque aux souffrances du Christ», il faut comprendre «manquer» non pas au sens où la souffrance salvifique du Christ est insuffisante, mais au sens où les potentialités et les implications incluses dans son œuvre rédemptrice, et qui sont orientées vers leur réalisation et leur accomplissement, viennent effectivement à bon terme. 28 Or, elles ne seront pas pleinement réalisées aussi longtemps que la souffrance sous toutes ses formes sera effectivement surmontée chez et par les croyants. 29 C’est seulement lorsque toute la souffrance sera dépassée après la résurrection et l’œuvre rédemptrice aura pleinement atteint son objectif. Mais cela ne signifie pas que la rédemption accomplie par le Christ n’est pas complète. Cependant,

Cette Rédemption, bien qu’accomplie en toute plénitude par la souffrance du Christ, vit et se développe en même temps à sa manière dans l’histoire de l’homme. Elle vit et se développe comme le corps du Christ –L’Eglise–, et dans cette dimension toute souffrance humaine, en vertu de l’union dans l’amour avec le Christ, complète la souffrance du Christ. Elle la complète comme l’Eglise complète l’œuvre rédemptrice du Christ. Le mystère de l’Eglise –de ce corps qui complète aussi en lui-même le corps crucifié et ressuscité du Chris- indique l’espace dans lequel les souffrances humaines complètent les souffrances du Christ. C’est seulement dans ce domaine, dans cette dimension de l’Eglise –corps du Christ se développant continuellement dans l’espace et le temps, que l’on peut penser à «ce qui manque» aux épreuves du Christ. 30

Le Christ a accompli son œuvre rédemptrice en tant que la Tête de l’Église; ainsi tous les membres de son corps mystique qu’est l’Église sont-ils appelés à s’associer à ses souffrances comme le corps à sa tête, et suivant ses traces dans les épreuves et la persécution, ils souffrent avec le Christ pour être glorifiés avec lui (Cfr Rm 8, 17). 31 Ainsi pouvons-nous comprendre la raison du silence apparent de Dieu face à la souffrance humaine dans certains cas.

1.4 Le silence de Dieu, un temps pour apprendre la brièveté de notre existence terrestre

Outre qu’elle nous offre cette opportunité d’achever dans notre chair ce qui manque aux tribulations de Jésus-Christ, la souffrance est aussi indispensable pour guérir l’enflure de notre superbe en nous dérobant l’illusion que nous sommes autre chose que la poussière. Elle nous apprend que nous sommes misérables et pauvres, aveugles et nus; sans Dieu nous ne subsisterions pas même un instant. Il faut savoir donc abandonner toutes les réalités fugitives et tourner les yeux vers les trésors éternels du ciel 32 , nécessaires voire essentiels car le temps de notre existence terrestre est bref et compté. L’homme ici-bas n’est qu’un souffle, «rien qu’une ombre, l’humain qui va; rien qu’un souffle les richesses qu’il entasse, et il ne sait qui les ramassera» (Ps 39 [38], 7). Le psalmiste nous assure encore cette vérité: «L’homme! ses jours sont comme l’herbe. Comme la fleur des champs il fleurit; sur lui, qu’un souffle passe, il n’est plus, jamais plus ne le connaîtra sa place» (Ps 103 [102], 15-16). Le matin comme l’herbe qui pousse l’homme fleurit et grandit; le soir, il se flétrit et sèche, et il passe dans la vie éternelle de l’au-delà de la mort, heureuse ou malheureuse, selon la manière dont il a vécu sur cette terre.

Cette métaphore réaliste de la fleur signifie la brièveté de notre existence terrestre et la corruptibilité de notre corps. 33 C’est pourquoi il est bon pour tous les hommes de profiter de cette vie passagère, quoi qu’elle soit chronologiquement courte ou longue, en se préparant à la vie éternelle. Lorsqu’on ignore cette vérité, les épreuves nous la rappellent et le silence apparent de Dieu nous l’apprend davantage. Telle est la raison pour laquelle Dieu reste apparemment silencieux devant certains événements douloureux pour nous rappeler (quand nous l’ignorons) ou bien nous apprendre à regarder le mystère de notre vie brève qui roule inexorablement vers la mort afin que nous puissions reconnaître que la finalité de notre existence n’est pas immanente tout en nous préparant si tôt à la vie de l’au-delà de la mort dans notre patrie céleste.

1.5 Le silence de Dieu, une grâce pour que l’homme se convertisse.Pour le Cardinal Robert Sarah, les épreuves charnelles sont bien plus indispensables pour provoquer un redressement spirituel et moral. 34 Dans les Saintes Écritures, l’auteur des Lamentations, décrit en termes poignants le deuil de la ville et de ses habitants mais, de ces plaintes douloureuses jaillit un sentiment de confiance invincible en Dieu et de repentir profond qui fait la valeur permanente du livret. 35 Cette conversion des israélites nous apprend que «l’examen de conscience, au cœur de la douleur, donne à l’homme de regarder ce qu’il a fait de sa vie et ce qu’il lui reste à réaliser» 36 . La maladie par exemple, même si elle est une terrible et douloureuse réalité, elle peut devenir un chemin vers Dieu, un chemin de maturité et de structuration intérieure voire une occasion de constituer en nous cet homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ. 37

Après tout cela, un homme éprouvé et converti peut remercier Dieu dans une prière pareille à celle-ci: «Tu m’as corrigé, j’ai subi la correction, comme un jeune taureau non dressé. Fais-moi revenir, que je revienne, car tu es Yahvé mon Dieu! Car après m’être détourné je me suis repenti, j’ai compris et je me suis frappé la poitrine. J’étais plein de honte et je rougissais; oui, je portais sur moi l’opprobre de ma jeunesse» (Jr 31, 18-19). À vrai dire, cet homme dont les épreuves ont spirituellement et moralement redressé peut chanter comme le psalmiste ces paroles magnifiques: «Avant d’être affligé je m’égarais, maintenant j’observe ta promesse. […] Un bien pour moi, que d’être affligé afin d’apprendre tes volontés» (Ps 119 [118], 67; 71). À ce niveau, l’homme peut se réconcilier véritablement avec Dieu et demeurer dans son amour en gardant fidèles ses commandements même au cours des épreuves les plus précaires dans lesquelles il est capable de faire preuve d’une grande foi en Dieu comme nous allons l’élucider.

1.6 Le silence de Dieu, une grâce pour que l’homme fasse preuve de sa foi

Le livre de Job nous parle de ce bon serviteur de Dieu qui vivait riche et heureux. Le temps ne chôme pas ni ne circule inactif dans notre vie, il arriva qu’un jour Dieu permit à Satan de l’éprouver pour voir s’il lui resterait fidèle dans les épreuves (Jb 1,1-12). Frappé d’abord par la perte funeste de ses biens et de ses enfants, Job accepte que Dieu reprenne ce qu’il lui avait donné (Jb 1,13-22). Atteint ensuite dans sa chair mortelle par une maladie affreuse et douloureuse, Job reste soumis et repousse sa femme qui lui conseillait de maudire Dieu (Jb 2,1- 10). Tous les maux dont Job a souffert lui est venu de Satan et non de Dieu, et ils sont une épreuve de sa foi en Dieu et de sa fidélité envers lui. Mais il ne le savait pas, ni ses amis. Au-delà de toutes les questions sur la justice divine qu’ils se sont posées, Job a compris que Dieu n’a pas de comptes à rendre car lorsqu’il laisse silencieusement l’homme éprouver les souffrances même les plus horribles c’est pour lui donner une opportunité de témoigner sa foi surtout en face de ceux qui se disent qu’il croit Dieu parce qu’il vit dans la prospérité sur cette terre. Assurément, Dieu est capable de garder apparemment le silence à l’égard de la souffrance des êtres fragiles en déployant sa puissance dans leurs faiblesses pour qu’ils témoignent leur fidélité envers lui dans toutes les circonstances et leur foi en Jésus Christ, le roi des martyrs. Après ces épreuves, l’Agneau de Dieu qui les prend en pitié «les conduira aux sources de la vie. Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux» (Ap 7, 17). Mais en attendant ce bonheur éternel que Dieu nous réserve dans le ciel, les meilleures attitudes en cas du silence apparent de Dieu face à la souffrance humaine sont nécessaires. C’est ce que nous développons dans la suite.

3. LES MEILLEURES ATTITUDES DU CHRÉTIEN EN CAS DU SILENCE APPARENT DE DIEU FACE À LA SOUFFRANCE HUMAINE

Dans cette deuxième partie, nous allons esquisser les meilleures attitudes d’affronter la réalité de la souffrance avec notre Dieu apparemment silencieux au cœur du drame. Bien mieux, ces attitudes peuvent aider ceux qui souffrent à attendre en silence le salut de Dieu sans aucun sentiment de révolte et de désespoir. Elles ne sont pas des idées ou des idéologies, des principes ou des réflexions et des théories pratiquement impossibles mais plutôt des grâces que Dieu ne refuse pas à ceux qui veulent en profiter jusqu’au moment de la délivrance comme le montrent bel et bien ces témoignages héroïques que l’on ne saurait passer sous silence.

2.1 Accepter et supporter la souffrance

La première attitude indispensable face à la réalité du silence apparent de Dieu à l’égard de la souffrance c’est d’abord l’humble acceptation de ce mystère avec une patience. La révolte n’est jamais une réponse pérenne; elle constitue un bruit vide car elle ne possède pas en fait aucune réponse et aucun espoir 38 . Lorsque les hommes se révoltent devant la souffrance contre Dieu et la société, ils ne peuvent que tomber «peu à peu dans un désespoir stérile, une vie sans issue, un refus agressif et angoissant» 39 . C’est pourquoi l’acceptation de la souffrance est un premier pas indispensable pour ne pas perdre le sens de notre existence et tomber ipso facto dans l’absurdité durant les épreuves. C’est même le fondement de la patience et du courage nécessaires pour pouvoir supporter les tracas et les difficultés qui ne manquent pas dans ce monde. Ils nous arrivent souvent et Dieu nous demande de les supporter et non de les aimer. Pourtant, «Quand bien même il aimerait les supporter, aucun homme n’aime ce qu’il supporte, quand bien même il trouverait de la joie à les supporter, il préférerait qu’il n’y eût rien à supporter» 40 . Que faire alors? De toutes les façons, il faut continuer à les supporter et laisser que le dessein de Dieu passe avant nos soucis psychologiques et affectifs. À n’en pas douter, ceux qui nous arrivent selon la volonté divine est salutairement préférable à ceux qui seraient arrivés selon notre volonté humaine. Il suffit d’avoir la foi. Tout est possible car il n’est jamais tard pour Dieu. L’essentiel consiste à être toujours assidu à la prière comme nous le voyons dans le point suivant.

2.2 L’assiduité à la prière

D’après sainte Thérèse de l’enfant-Jésus, la prière est «un élan du cœur, un simple regard jeté vers le Ciel, un cri de reconnaissance et d’amour au sein de l’épreuve comme au sein de la joie» 41 . Il va sans dire que la prière aide l’homme à élever son âme vers Dieu dans toutes les réalités de son quotidien. Lorsqu’il s’agit de la souffrance, elle l’aide à déposer la fragilité de son existence devant la toute-puissance de Dieu en criant avec une confiance invincible comme Jésus : « Père, en tes mains je remets mon esprit » (Lc 23, 46). Dieu est bon pour qui s’abandonne à lui, pour l’âme qui le cherche, il ne se cache pas (Cfr Lm 3, 25), il la console et la donne le bonheur véritable dont elle conserve la douloureuse nostalgie dans ce monde temporel. C’est pourquoi « Il est bon d’attendre en silence le salut de Yahvé. Il est bon pour l’homme de porter le joug dès sa jeunesse, que solitaire et silencieux il s’asseye quand le Seigneur l’impose sur lui, qu’il mette sa bouche dans la poussière : peut-être y a-t-il de l’espoir ! qu’il tende sa joue à qui le frappe. Qu’il se rassasie d’opprobres ! Car le Seigneur ne rejette pas les humains pour toujours » (Lm 3, 26-31). En vérité, quel homme d’une foi invincible et d’une espérance inébranlable a-t-il avoué que Dieu l’a déçu malgré ses prières ?

À notre avis, il peut arriver que Dieu n’exauce pas la prière d’un souffrant pour l’une des raisons mentionnées dans la deuxième partie de cet écrit, mais il ne peut jamais décevoir l’homme qui s’appuie sur lui dans la prière. Pour mieux apprendre cette vérité, il est bon d’adresser souvent à Dieu cette prière de Søren Kierkegaard: «Seigneur, ne nous laisse jamais oublier que tu parles aussi quand tu te tais» 42 . Nous estimons que cette prière ne peut pas ne pas être une source de joie et de courage pour traverser les épreuves qui ne manquent pas dans cette vie et de l’espoir d’un lendemain heureux lorsque l’on se confie tout à la miséricorde divine.

Sans nul doute, celui qui s’y confie est souvent serein quand le commun des mortels imagine son état misérable. Mais ceux qui se sont emmurés sur eux-mêmes sont toujours désespérés comme Sisyphe condamné à pousser une pierre au sommet d’une montagne, mais qui retombe à chaque fois qu’il arrive au bout sans espoir de se reposer dans la paix. 43 Mieux vaut donc s’appuyer sur Dieu dans la prière incessante pour ne pas tomber dans un désespoir stérile. Bien plus, la prière aide le croyant qui souffre à s’unir au Christ en sa passion et entrer ipso facto dans son œuvre rédemptrice pour le salut des âmes. Communier à ses souffrances est donc une autre attitude indispensable que nous ne saurions passer sous silence.

2.3 La communion aux souffrances de Jésus-Christ

Au cours de son existence terrestre, notre sauveur Jésus-Christ a partagé ses joies et ses peines avec ses apôtres, ses disciples et particulièrement ceux qui se sont engagés à le suivre jusqu’au bout. Dès lors, tous ceux qui veulent mener une vie d’union plus intime avec Lui ne doivent pas être surpris lorsque notre Seigneur Jésus nous invite à participer non seulement à sa joie mais aussi à sa vie si amère et à sa passion douloureuse. N’oublions jamais que Pierre, Jean et Jacques que Jésus a comblé des joies extraordinaires au sommet du mont Thabor leur a aussi demandé de lui accompagner dans la nuit terrible de Gethsémani. Pensez-vous qu’ils n’ont pas participé d’une manière ou d’une autre à son agonie douloureusement funeste? Et pourquoi ne pas communier aujourd’hui aussi à ses souffrances dans un mélange paradoxal de béatitude et de douleur ? Ceux qui communient aux souffrances du Christ sont aussi appelés, moyennant leurs propres souffrances, à prendre part à la gloire. 44

Dans le Dialogue de la Divine Providence, Dieu le Père montre à Catherine de Sienne que dans les âmes saintes peuvent être présentes à la fois la joie et la souffrance : la souffrance pour les péchés du prochain et la joie par l’union et l’affection qu’elle a reçue en elle. 45 De cette façon, Thérèse de Lisieux vit son agonie en communion avec celle de Jésus, éprouvant précisément en elle le paradoxe de Jésus bienheureux et angoissé. 46 C’est un témoignage lumineux que nous ne devons pas ignorer si nous sommes vraiment les disciples de Jésus-Christ. De ce fait, il est temps de traverser le passage du pourquoi je souffre au pour Toi je souffre Jésus. Dans cette situation, il est bon d’offrir à Jésus les peines et les ennuis du quotidien en contribuant d’une certaine façon à son œuvre rédemptrice pour le salut des âmes du purgatoire et des autres malheureux. Il s’agit d’une dévotion peut-être moins pratiquée aujourd’hui mais qui n’est pas du tout insignifiante. 47 En vérité, si nous unissons nos souffrances à celles du Christ, elles peuvent devenir une source de grâces non seulement pour nous mais aussi pour les autres. Force est de ne pas oublier que l’espérance constitue, dans ce cas, une attitude aussi indispensable qui aide l’homme à ne pas douter de l’amour et de la puissance de Dieu.

2.4 L’espérance chrétienne

D’après le Catéchisme de l’Église Catholique, l’espérance chrétienne «protège du découragement et soutient en tout délaissement» 48 . Grace à l’espérance, nous pouvons affronter les souffrances de notre quotidien: les souffrances, même les plus pénibles et quasi insupportables, peuvent être vécues et traversées. Dans la Lettre des chrétiens de Vienne et de Lyon à leurs frères d’Asie et de Phrygie, on lit à propos de sainte Blandine qu’elle ne sentait rien qui lui arrivait à cause de son espérance inébranlable, de sa foi invincible et de son entretien avec le Christ qui lui a conduit au bout de son martyre. 49 Cette fin –qui est aussi la fin de la souffrance humaine- n’est autre que la vie éternelle, la seule véritable et bienheureuse dont nous devons être sûrs et à laquelle nous devons nous préparer. Il suffit d’avoir la foi pour traverser la route qui conduit vers ce terme de notre espérance. Même si cette route est souvent obscure et orageuse, Dieu merci, nous avons des étoiles qui nous guident et nous orientent. Il s’agit des personnes héroïques qui ont su traverser les épreuves dans l’espérance chrétienne jusqu’au paroxysme de leur vie c’est-à-dire la sainteté. Mais alors, «quelle personne pourrait plus que Marie être pour nous l’étoile de l’espérance» 50 , elle qui a toujours été pleine d’espérance malgré la vie si amère, la passion terrible et la mort tragique de son fils unique Jésus-Christ? N’est-ce pas à elle que se sont réfugiés tous les saints ? Heureux les souffrants qui se sont abandonnés à la Vierge Marie, secours des chrétiens et étoile de l’espérance.

CONCLUSION

Tout compte fait, le lecteur sait déjà que la souffrance est un trait typique de notre condition humaine. La souffrance humaine est multiforme et l’on distingue la souffrance émanant des êtres mêmes, vivants ou inanimés (catastrophes naturelles, famines, maladies) ou de la méchanceté des hommes (violences, tueries, exploitations, injustices, etc). Mais ces maux qui sont à l’origine de la souffrance ne sont pas des créatures de Dieu. Tout ce que Dieu a créé est très bon (Gn 1,31). Étant le sommet de tout bien, la souffrance n’est pas voulue ni causée par Dieu. Elle constitue plutôt les conséquences de la perversion de la liberté par Dieu à ses créatures. Cette opposition à Dieu se réalise en une créature nommée le démon 51 et l’homme (Rm 8,20) amenés à désobéir librement et volontairement à Dieu. L’homme est donc responsable de ses actes qu’il commet librement en cédant aux séductions diverses (Cfr Mt 15, 11). Une fois anéanti par l’atrocité du mal subi, il ne doit pas ignorer tous les maux commis (physiques et moraux) dont il est responsabilité et avancer aussitôt l’argument du mal et de la souffrance comme contradictoire à l’existence et la bonté de Dieu.

Par ailleurs, Dieu peut laisser que tel ou tel homme souffre pour une fin meilleure ou pédagogique: comme épreuve et purification (Os 6, 1; Ez 18, 23; Ps 119 [118], 71; Jn 15, 2; 1P 1, 6-7). Dieu peut permettre aussi la souffrance en faveur de l’Église comme voie de sanctification. Participant aux souffrances du Christ, celui qui souffre peut offrir ses peines pour le corps mystique du Christ comme le Christ s’est offert pour son Église (Cfr Ep 5, 25-27). Ainsi, à l’instar de Saint Paul, le chrétien souffre pour le corps du Christ afin de compléter dans sa chair ce qui manque aux souffrances du Christ (Col 1, 24). Il devient ainsi l’imitateur du Christ. 52 C’est la valeur salvifique de la souffrance comme l’explique le pape Jean Paul II dans sa Lettre apostolique Salvifici doloris 53 . Dans le même sens, Dieu permet la souffrance dans certains cas pour manifester sa gloire pour le bien de celui qui souffre et pour son prochain. 54 C’est dans ce contexte que l’on peut expliquer l’Évangile de l’aveugle-né (Jn 9, 2-5).

En fin de compte, Dieu n’abandonne pas ses créatures. Il intervient pour sauver l’homme de l’impasse où l’a conduit sa liberté. En effet, assumant ses responsabilités devant la création émanant de Lui, Dieu prend la place de l’homme et subit à sa place les conséquences de son dérapage. Cette souffrance que Dieu éprouve à cause et pour l’homme s’exprime en Bible par analogie. De soi par sa nature Dieu est invulnérable. Il n’est pas soumis par nécessité à la souffrance. La révélation nous montre que c’est par Amour (1Jn 4, 8.16) que Dieu a décidé lui- même à s’engager dans cette voie. C’est la plus grande merveille de Dieu manifestée dans l’incarnation et dans le mystère pascal de Jésus-Christ (Cfr 2Co 5, 18-19). L’incarnation, la souffrance et la mort du Christ sur la croix sont donc la manifestation éminente de l’amour de Dieu pour l’homme. Dieu ne voulant pas laisser le mal et le péché anéantir l’homme, Il intervient dans la nature humaine pour subir lui-même leurs conséquences, et il en sort victorieux à travers la résurrection d’entre les morts, afin de délivrer définitivement l’homme de la dégradation engendrée par le péché et les forces du mal. Tous ceux qui souffrent doivent donc attendre en silence le salut de Dieu au moment favorable sans considérer ce qu’il ne leur a pas encore donné comme s’il leur l’avait refusé. Il suffit d’avoir la foi. « Mais le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre?» (Lc 18, 8). À notre avis, il est vrai que nous devons chaque jour dire à Dieu non seulement « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés» mais aussi «Augmente en nous la foi» (Lc 17, 7). Car si l’homme avait du moins la foi grosse comme un grain de sénevé il pourrait percevoir combien Dieu prend soin de lui silencieusement et composer ipso facto les litanies de son silence d’amour.

Abbé Gratien KWIHANGANA